Robinson Crusoé

Robinson Crusoé, mélodrame en trois actes à grand spectacle, de Guilbert de Pixérécourt, musique d'Alexandre Piccini et Gérardin Lacour, ballets d'Aumer, 10 vendémiaire an 14 [2 octobre 1805].

Théâtre de la Porte Saint-Martin.

Titre :

Robinson Crusoé

Genre

mélodrame à grand spectacle

Nombre d'actes :

3

Vers ou prose ,

en prose

Musique :

oui

Date de création :

10 vendémiaire an 14 (2 octobre 1805)

Théâtre :

Théâtre de la Porte Saint-Martin

Auteur(s) des paroles :

Guilbert de Pixerécourt

Compositeur(s) :

Alexandre Piccini et Gérardin Lacour

Chorégraphe(s) :

Aumer

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Barba, an XIV (1805) :

Robinson Crusoé, mélodrame en trois actes à grand spectacle, Par R. C. Guilbert-Pixérécourt. Représenté, pour la première fois à Paris, sur le théâtre de la Porte Saint-Martin, le 10 vendémiaire an XIV (2 octobre 1805.) Musique de MM. A. Piccini, de l’Académie Impériale de Musique, et Gerardin Lacour. Ballets de M. Aumer. Décorations de M. Matis.

 

Courrier des spectacles, n° 3174 du 11 vendémiaire an 14 [3 octobre 1805], p. 2-3 :

[Avant même la représentation, la pièce a suscité un très vif engouement, et des embouteillages autour du théâtre. Tous les succès du moment ont été surpassés. Le critique relève d’abord tous les éléments étonnants qui ont enthousiasmé le public, le personnage de Robinson et sa tenue extraordinaire, Vendredi, le perroquet, et surtout la scène montrant les Caraïbes. Grand succès dès le premier acte, et qui va en grandissant. Les auteurs sont cités, et le critique promet un second article.]

Théâtre de la Porte St-Martin.

Robinson Crusoé.

Le titre de ce mélodrame promettait tant de jouissances, qu’à cinq heures toutes les avenues du théâtre étoient assiégées par une foule immense avide et empressée. Jamais ni les Bardes, ni les Templiers, ni Arlequin dans un œuf, ni Fanchon la Vielleuse, ni M. Vautour, ni Kokoli, ni le Page inconstant, n’ont attiré une plus grande affluence. Trois mille juges au moins étoient rassemblés pour prononcer sur le sort de Robinson. Enfin, il a paru à sept heures et demie du soir avec son parapluie de poil de chèvre, son bonnet de feutre, ses habits de pelleterie . sa longue barbe, sa carabine, Vendredi et son perroquet. Ce spectacle a d’abord excité des bravo universels, quoique le jury fût composé de plusieurs personnages réfractaires. Les applaudissemens sont devenus encore plus vifs, lorsqu’on a vu des Caraïbes venir manger un homme, puis danser, puis s’enfuir épouvantés des coups de carabine tirés par Vendredi.

En général ce premier acte a obtenu un grand succès ; les deux autres se sont soutenus par la pompe du spectacle et l’éclat des décorations. Celle du troisième, surtout, est d’un effet magique. Les paroles sont de M.. Pixérécourt ; la musique de MM. Piccini et Girardin-la-Cour, et les ballets de M. Aumer. Cette représentation a été trop brillante pour que nous ne donnions pas a nos lecteurs le plaisir d’un second article.

Courrier des spectacles, n° 3175 du 12 vendémiaire an 14 [4 octobre 1805], p. 2-3 :

[Le second article promis traite successivement de trois objets. Il commence par insister sur le succès remarquable de la pièce, qui satisfait notre besoin de spectacles. Il est vrai que le héros du roman est un de ces souvenirs d'enfance que tous partagent : tous attendaient avec impatience la représentation. Puis le critique se lance dans l'analyse de la pièce, faite avec minutie, sans rien oublier. Il insiste largement sur la beauté du spectacle, la richesse des décors, l’intensité de l’action. C’est vraiment du grand spectacle, avec batailles, dangers, souterrains, forêts, scènes de foule, navire mettant à la voile, et le public ne boude pas son plaisir. Troisième point : l'interprétation. Elle est elle aussi longuement détaillée, sous le signe des éloges (« les rôles sont en général joués avec intelligence »), et personne n’est omis. Certains sont mis en avant avec plus ou moins de chaleur, mais personne n’est vraiment critiqué (seul un comédien est jugé « un peu maigre », mais le reproche est balayé d’un jeu de mot du meilleur goût). Même le perroquet a bien tenu son rôle, et les danseurs ont terminé la représentation d’une belle manière, entre la grâce des uns et le grotesque d’autres « dans un pas de nègres ». Conclusion, brève et optimiste : la pièce est « digne du théâtre où i lest représenté », et il suffirait d’y faire « quelques corrections » pour augmenter encore son mérite, et le profit que le théâtre pourra en tirer.]

Théâtre de la Porte St-Martin.

Robinson Crusoé.

On a vu dans des tems de disette ces files nombreuses et serrées qui assiégeoient la porte de quelques magasins ; c’étoit du pain qu’elles demandoient. Voyez- les aujourd’hui assiéger avec autant d’empressement et de sollicitude les avenues de nos théâtres ; ce sont des spectacles qu’elles demandent. Du pain et des spectacles, voilà donc nos premiers besoins ! c’étoient aussi ceux des Romains ; et n’est-il pas bien glorieux pour des Welches de ressembler à des Romains ? Il est vrai que Robinson est un héros privilégié. Qui de nous, dans ses premières années n’a pas lu avec un plaisir extrême le détail de ses aventures ? Qui n’a pas admiré son industrie, sa prévoyance, son courage, la fidélité de Vendredi, son intelligence, son dévouement pour son maître ? Jean-Jacques Rousseau regardoit ce roman comme le meilleur que l’on pût mettre entre les mains des enfans, et il avoit raison. C’étoit une idée heureuse que de mettre sur la scène ce sujet qui nous a charmés ; aussi combien de jeunes gens, d’hommes faits, d’enfans attendoient cette représention ! Nous avons promis l’analyse de la pièce ; il faut être fidèle à sa parole.

Robinson est seul dans son isle avec son fidèle Vendredi. Il a su se suffire à lui-même, il a construit une habitation, amassé des provisions, des armes, des munitions ; le seul regret qui empoisonne sa vie, c’est celui d’être séparé de sa femme et de son fils, et l’espoir de les rejoindre lui a fait construire un canot avec lequel il se propose de voyager. Mais tout-à-coup une horde de Caraïbes descend dans l’isle. Robinson cherche un asyle sur un rocher qui lui sert d’arsenal ; Vendredi se cache près du canot en construction, et épie tontes les démarches des sauvages. Ceux-ci amènent un prisonnier qu’ils se proposent de tuer et de dévorer, selon leur aimable coutume. Vendredi reconnoit dans cet infortuné son propre père Higlou, chef d’une tribu voisine, et qui a été vaincu par les Caraïbes. Animé du désir de sauver sou père, il saisit, malgré sa répugnance, le tonnerre de Robinson, c’est-à-dire sa carabine ; et de deux décharges, effraie tellement les Caraïbes, qu’ils abandonnent leur victime, et se rembarquent précipitamment. A peine délivré de ces ennemis, Robinson en a d’autres plus redoutables à combattre : c’est l’équipage révolté d’un vaisseau qui conduit dans cette isle le capitaine Diego, beau-frère de Robinson, Isidore, ce fils qu'il pleuroit, et deux autres personnes, le marin la Trompe et la vieille Béatrix. L’équipage a l’intention de les abandonner dans cette isle qu’il croit deserte. A peine ces rebelles se sont-ils retirés, que Robinson, Vendredi et Higlou brisent les fers des prisonniers et leur donnent des armes. Hatkins, chef de la révolte et nouveau capitaine, arrive sur les lieux suivi de quatre de ses gens ; il se croit égaré, et pour appeler ses compagnons au lieu où il est, il fait faire une décharge de mousquetterie. A ce bruit, Robinson et ses amis se montrent. Hatkins ne peut faire de résistance, puisque ses armes ne sont point chargées ; il cède, et Vendredi va l’enfermer lui et ses complices dans un souterrain. Cependant les autres compagnons d’Hatkins, inquiets de son absence, le cherchent, découvrent la caverne, délivrent Hatkins et pénètrent jusqu’à l’habitation de Robinson, qui, tranquille sur le sort de ses prisonniers, est sorti par une porte secrette avec ses amis, et n’a laissé que la vieille Béatrix. On la saisit, on l’interroge, on l’enferme dans le magasin à poudre, on s’empare de l’or, des bijoux que Robinson a sauvés autrefois du naufrage.

Pendant ce tems. que fait l’infatigable Vendredi ? Caché sous une table, il entend tout, il voit tout, il arrête d’un signe ses amis prêts à rentrer par la porte secrette. Mais cette issue est decouverte ; Hatkins en soulève la pierre, et Robinson, Diego, Béatrix, ainsi que la Trompe se trouvent de nouveau au pouvoir de leurs ennemis. Hatkins les condamne à être précipités du haut d’un roc dans la mer. Dans cet intervalle, Higlou va chercher des secours chez les Caraïbes de sa tribu. Il revient, descend des montagnes, et arrive au lieu où l'attendent Isidore et Vendredi qui ont échappe à leurs ennemis. Il range sa troupe en bataille, et au premier signal, ses soldats couverts de feuillages présentent l’image d'un bois impénétrable. Les ennemis s’avancent sans défiance et amènent leurs victimes près du bois ; tout-à-coup la forêt les dérobe aux fureurs de leurs persécuteurs. On se mêle, on se pousse, on combat vivement; Hatkins et sa mousquetterie ont le dessus. Mais Vendredi et lsidore accourent avec un renfort ; ils délivrent de nouveau Robinson ; et l’équipage entier, amenant le vaisseau près du rivage, reconnoît Diego pour son capitaine. Celui-ci, loin d'abuser de sa victoire, se contente de laisser Hatkins et ses complices dans l’isle, où ils trouveront de quoi satisfaire aux besoins de la vie, en continuant les heureux travaux de Robinson. La décoration de ce dernier acte, qui représente à droite un bois épais et coupé de sentiers à perte de vue, des rochers à gauche, la mer au milieu, est tout-à-fait imposante, mais le coup-d’œil devient ravissant, lorsque le bois se remplit de Caraïbes, que le rocher se couvre des compagnons d’Hatkins suppliants, et que le vaisseau met à la voile ; aussi ce moment a-t-il excité l'enthousiasme.

Les rôles sont en général joués avec intelligence. Dugrand met de la chaleur dans celui de Robinson ; Diégo est bien représenté par Adnet ; Higlou par Dugy ; Mad. Cousin-Picard a fait plaisir dans le personnage d’Isidore, et Mad. Pothier a bien saisi le caractère de la vieille Beatrix ; mais les deux rôles qui ont le mieux souleuu la pièce, en ce qu’ils sont parfaitement joués, sont ceux de Vendredi et de la Trompe.

Dans ce dernier personnage, Bourdais avec son jargon provençal, sa suffisance, sou bavardage, a excité des applaudissemcns universels. Talon, chargé du rôle de Vendredi, a rendu avec beaucoup d'ame et de naïveté toutes les scènes de tendresse et de reconnoissance entre son maître et son père. Cet acteur est un peu maigre ; mais le vendredi n’est pas un jour de bonne chair. Dherbouville jouoit le rôle d’Hatkins ; il lui a donné la couleur qui lui convient. Fusil et Odry chargés de deux rôles de rebelles, ont aussi contribué au succès de cette représentation. Enfin il ne faut point oublier ce perroquet qui jaze fort agréablement, et ne fait point déshonneur à ses camarades. Le spectacle est terminé par un ballet où les Caraïbes et les matelots font assaut de force et de souplesse. On a remarqué les beaux développemens de Mérante, la légéreté de Morand, et la danse grotesque de Robillon et de Mlle. Degville, dans un pas de nègres.

Ce mélodrame est digne du théâtre eu il est représenté, et si l’on y fait quelques corrections, il ne peut manquer de croître en mérite et eu profit.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome II, brumaire an XIV [octobre 1805], p. 286-290 :

[Cet article, qu’on retrouve comme notice dans les Œuvres choisies de Pixerécourt, tome II, est de Geoffroy. La version originale s'étendait plus longuement sur le roman et sa signification morale, et Geoffroy profite de l’occasion pour s’en prendre à Rousseau, « l’un des plus grands ennemis de la société ».

La pièce a été précédé d’une fâcheuse réputation : ceux qui en parlaient avant sa création voulaient y voir ce qu’ils appelaient un monodrame. Mais la pièce n’est pas consacrée à Robinson seul sur son île, mais à l’arrivée des Anglais sur son île, prélude à son retour à la civilisation : ainsi le spectacle échappe à la monotonie de la vie solitaire du personnage, et est au contraire plein d’action. Le critique s’attache d’abord à dire ce qu’il pense du genre du mélodrame « genre […] essentiellement vicieux, […] une corruption de la tragédie et de la comédie, une subversion de toutes les règles de l'art, un piège tendu à la curiosité et aux sens du vulgaire ». Car on ne peut construire un art sur la seule satisfaction du public. Il en profite pour rappeler que le théâtre doit plaire « à des spectateurs sensés, par des moyens que l'esprit et la raison avouent », ce qui passe par le respect des règles. Si me mélodrame réussit, c’est par les excès dont il est fait, et qui flattent le goût du public. Ce qui n’empêche qu’on doive reconnaître à Robinson Crusoé des qualités : le premier acte a été applaudi, tout comme le personnage de Robinson (mais son costume paraît y être pour beaucoup !). Vendredi est aussi vanté pour son naturel de bon sauvage. L’intrigue oppose Robinson au méchant capitaine Atkins, et le combat s’achève par la victoire de Robinson et de ses alliés les sauvages au prix d’une ruse originale. La fin de l’article s’intéresse aux décors, très coûteux comme il se doit : il faut éblouir les spectateurs. Beauté des décorations, combats et danses des sauvages garantissent un succès durable. Les dernières lignes sont consacrées au roman, plein selon le critique « des vues très-profondes et d'une très-saine philosophie ».]

THÉATRE DE LA PORTE ST.-MARTIN.

Première représentation de Robinson, mélodrame en trois actes.

On ne pouvait choisir pour le héros d'un mélodrame un personnage plus connu des petits et des grands que le fameux Robinson. La foule des spectateurs était proportionnée à la vogue du personnage, et jamais le solitaire Robinson ne s'était trouvé en si nombreuse compagnie.

Quelques musards, toujours occupés de niaiseries, se tourmentaient pour savoir comment on pouvait faire un mélodrame d'un homme seul dans son île avec son chien et son perroquet ; ils proposaient dans les journaux, et même se vantaient d'avoir créé un nouveau genre de spectacle qu'ils appelaient monodrame : vanité fondée sur l'ignorance ; car depuis Arlequin. tout seul, qui a produit beaucoup d'imitateurs, l'intrépide genre du monodrame n'est malheureusement que trop accrédité dans la capitale.

Ce n'est donc pas Robinson tout seul qui est le sujet de ce nouveau mélodrame de M. Guilbert Pixérécourt ; c'est Robinson environné d'hommes et de dangers, et dans des situations très-dramatiques. Ce qui fait le charme du roman, eût été une source d'ennui au théâtre : tous ces détails de l'industrie solitaire de Robinson, très-intéressans dans un récit, auraient fait bâiller dans un drame, qui exige du mouvement et de la variété. L'auteur a choisi pour son action l'arrivée des Anglais dans l'île de Robinson, par suite de la révolte ds l'équipage contre le capitaine. Les diverses catastrophes que produit cet événement ont été habilement maniées par l'auteur, et il en résulte l'effet qu'on attend d'un mélodrame : un grand intérêt de curiosité, des surprises continuelles, des coups de théâtre, des scènes toujours animées, des marches, des combats, des prestiges d'optique, beaucoup de bruit et de tumulte, tout cela suivi d'un dénouement heureux. Le merveilleux des mœurs sauvages en opposition avec celles des hommes civilisés, entrait naturellement dans le sujet, et convient parfaitement à un genre dont l'extraordinaire fait le mérite.

On ne peut trop répéter que. ce genre est essentiellement vicieux, que c'est une corruption de la tragédie et de la comédie, une subversion de toutes les règles de l'art, un piège tendu à la curiosité et aux sens du vulgaire : c'est, en un mot, la pratique de ce principe si faux et si dangereux, que le mérite d'un ouvrage de théâtre se mesure sur le plaisir qu'il fait à la multitude qu'on appelle le public ; que la première règle est d'amuser; que tous les genres sont bons hors le genre ennuyeux. Cette doctrine a été publiée et soutenue, mais n'en est pas moins pernicieuse. On pourrait en déduire les conséquences les plus absurdes et les plus révoltantes : une course de chevaux, une danse de corde, serait supérieure aux meilleures pièces de théâtre.

L'objet de tout ouvrage dramatique est sans doute de plaire, mais de plaire à des spectateurs sensés, par des moyens que l'esprit et la raison avouent. Ce n'est pas pour amuser les sots, toujours en grande majorité, qu'on a inventé l'art dramatique ; les règles même n'ont été imaginées que pour plaire, et cela est si vrai, que dans les poèmes les plus irréguliers, ce qui plaît est conforme aux règles : ils ne plaisent pas par leur irrégularité, mais cette irrégularité est couverte par des beautés régulières. Les tragédies et les comédies plaisent par l'alliance de la raison avec l'imagination ; le mélodrame a rompu cette alliance pour plaire davantage ; il a ôté à l'imagination son frein, et naturellement il devait réussir dans un temps où les esprit blâsés sur toutes les beautés raisonnables, ne pouvaient plus être piqués que par des excès.

Les plus grands applaudissement ont été pour la premier acte, parce que toute l'attention y est fixée sur les deux personnages les plus intéressans du roman, Robinson et Vendredi. On peut y joindre un troisième personnage qui mêle aussi son mot au dialogue, c'est le perroquet de Robinson. Dugrand est parfait dans le rôle de Robinson : son costume est une copie si fidelle des estampes qui représentent ce famieux solitaire. Avec son grand bonnet, son habit de peau de chèvre, son parasol et tout l'attirail de ses armes, c'est le véritable Robinson en personne. et toutes les caricatures qu'on admire à nos divers théâtres, même celles de M. Vautour et de M. Pillule, sont moins originales et moins curieuses.

Vendredi est peint au naturel ; sa vivacité, son agilité, son amour et sa reconnaissance pour son maître, sa simplicité naïve en font un personnage tout à-la-fois intéressant et comique, très-bien rendu par Talon. La manière dont il délivre son père que les sauvages ont amené dans l'île pour le tuer et pour le manger ; la frayeur qui le fait tomber comme mort au bruit du coup de fusil qu'il vient de tirer, sur-tout les extravagances de sa joie, quand il embrasse son vieux père, sont autant de tableaux très-attachans.

Lorsque les Anglais débarquent dans l'île, l'intérêt se divise, et quoiqu'on ne perde jamais de vue Robinson et Vendredi, cependant on s'occupe du sort du capitaine et des autres personnes que les révoltés veulent abandonner dans l'île. Il y a sur-tout un officier nommé Latrombe, marin déterminé, dont la fougue, les boutades et l'accent provençal font beaucoup rire : ce rôle est joué par Bourdais avec une énergie plaisante.

Atkins à la tête des rebelles, le capitaine avec les officiers qui lui sont restés fidèles, éprouvent des fortunes diverses qui forment le nœud du mélodrame : il est tellement serré, qu'il serait difficile d'analyser cette foule d'incident. Vendredi se distingue toujours par ses tours d'adresse ; mais Robinson est un peu éclipsé : cependant il a retrouvé son frère dans le capitaine et son fils dans un jeune officier du vaisseau, et c'est du succès de l'aventure que dépend son retour dans sa patrie, ce qui le lie plus étroitement à tous les événement. Enfin, après bien des tentatives, des allarmes et des dangers, le destin se déclare pour les honnêtes gens. Atkins et les scélérats de sa suite restent dans l'île ; Robinson s'embarque avec son frère et son fils. La victoire est due principalement au père de Vendredi, qui amène au secours de Robinson une troupe de sauvages de sa tribu. Le stratagème qu'il met en œuvre est fort singulier : par son ordre, chacun de ses guerriers coupe une grosse branche d'arbre qu'il porte devant lui, de manière que la troupe, invisible à ses ennemis, est une forêt ambulante.

Les décorations ne sont pas la partie la moins curieuse de ce mélodrame, spécialement celle du troisième arts : par malheur , ce sont des beautés dispendieuses. Si les auteurs font quelques frais de talens pour alimenter l'esprit, les entrepreneurs font de grandes dépenses d'argent pour repaître les yeux de l'assemblée ; ils pensent avec quelque raison qu'il y a plus de spectateurs qui ont des yeux, qu'il n'y en a qui ont de l'esprit. Il est vrai que ces avances de fonds sont presque toujours de grosses usures : la curiosité des spectateurs est rarement ingrate, et l'intérêt qu'on lui fait payer est le plus fort qui existe dans le commerce, il est probable que la grande variété et les situations piquantes de ce mélodrame, les combats, les danses des sauvages réunies à la beauté des décorations et à la renommée de Robinson, attireront long-temps la foule. On dit qu'on a représenté autrefois, aux Boulevards, une pantomime de Robinson : c'était un beau sujet perdu que M. Pixérécourt a remis au théâtre, et qu'il a sans doute fort embelli.

Quant au roman dont on a tiré ce mélodrame, son succès ne s'est jamais démenti : à travers tout le fatras dont il est rempli, et sous une apparence de simplicité naïve, on y démêle des vues très-profondes et d'une très-saine philosophie. Son but est de faire sentir la nécessité et les avantages de la société pour l'homme.

D’après le tome I du Théâtre choisi de G. de Pixerécourt, p. LXV, Robinson Crusoé a été représenté 366 fois à Paris et 386 fois en province, soit 752 représentations.

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