Louis XIV et le Masque de fer, ou les Princes jumeaux

Louis XIV et le Masque de fer, ou les Princes jumeaux, tragédie en cinq actes, en vers, de Jérôme Le Grand, 24 septembre 1791.

Théâtre de Molière

Almanach des Muses 1792

Histoire du Masque de fer, telle à peu près qu'on la trouve dans les mémoires de Richelieu, par l'abbé Soulavie. Louis XIV représenté sous des couleurs peut-être trop odieuses. Mais plusieurs scènes intéressantes, et une versification élégante et facile

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Limodin, 1792 :

Louis XIV et le masque de fer, ou les princes jumeaux, tragédie en cinq actes et en vers. Par M. le Grand.

Liste des personnages :

PERSONNAGES.

ACTEURS.

LOUIS XIV, Roi de France.

M. Boursault.

La Marquise de MAINTENON.

Mme. Boursault.

L'homme au MASQUE DE FER.

M. Villeneuve.

Le Marquis de LOUVOIS, ministre.

M. Doligny.

CHAMILLARD, ami du Roi.

M. Gontier.

SAINT-MARS, Gouverneur du prisonnier.

M. Dusault.

LE GOUVERNEUR de la Bastille.

M. Duverger.

La Scène se passe au Louvre, dans un cabinet intérieur de l'appartement du Roi.

Après le texte de la pièce, la brochure ajoute un long « historique » qui se contente de reproduire les mémoires (authentiques ou non) du Maréchal de Richelieu. Le texte proposé est connu depuis longtemps, il a par exemple été publié en 1791, à Strasbourg (le Véritable homme dit au masque de fer, d'un dénommé M. de St. Mihiel) ou à Maestricht dans le Journal historique et littéraire tome 2, p. 497 et suivantes. Boursault-Malherbe insiste beaucoup sur l'intérêt de cette publication. Simple reflet du désir d'un auteur de mélodrame historique de passer pour un auteur sérieux ?

HISTORIQUE.

L'Homme au masque de fer a cessé enfin d'être un problème. Le secret de cette anecdote si célèbre depuis un siècle, sur laquelle tant d'auteurs se sont vainement exercés, qui a donné lieu à tant de conjectures différentes & toutes fausses, est enfin dévoilé. Les mémoires du Maréchal de Richelieu ont fait connoître positivement quel étoit ce personnage intéressant & malheureux ; fils de Louis XIII, & d'Anne d'Autriche; frère jumeaux [sic] de Louis XIV, ayant par conséquent droit comme lui à la couronne, déshérité par un complot qu'on n'ose & qu'on ne peut qualifier, & traîné presque pendant toute sa vie, de prisons en prisons, tout cela est bien fait pour intéresser en faveur de ce Prince.

Nous renvoyons aux mémoires du Maréchal de Richelieu, pour savoir quels moyens furent employés auprès du Régent pour avoir communication du mémoire composé par le gouverneur du Prince, pour prouver la vérité du fait, qui sert de bases à notre Tragédie; nous allons transcrire ce mémoire tout entier. Il est trop intéressant pour ne pas faire plaisir à nos lecteurs.

MEMOIRE sur la naissance & de l'éducation du Prince infortuné soustrait par les Cardinaux de Richelieu & Mazarin, à la société, & renfermé par l'ordre de Louis XIV.

Composé par le gouverneur de ce Prince, au lit de la mort.

« Le Prince infortuné que j'ai élevé & gardé jusques vers la fin de mes jours, naquit le 5 septembre 1638, à huit heures & demie du soir, pendant le souper du Roi, son frère, à présent regnant, étoit né le matin à midi, pendant le dîner de son père, mais autant la naissance du Roi fut splendide & brillante, autant celle de son frère fut triste & cachée avec soin, car le Roi, averti par la sage-femme que la Reine devoit faire un second enfant, avoit fait rester en sa chambre, le Chancelier de France, la sage-femme, le premier Aumônier, le Confesseur de la Reine & moi, pour être témoin de ce qu'il en arriveroit, & ce qu'il vouloit faire s'il naissoit un second enfant.

» Déjà depuis long-temps, le Roi étoit adverti, par prophéties, que sa femme feroit deux fils, car il étoit venu depuis plusieurs jours des pâtres à Paris, qui disoient en avoir eu inspiration divine, si bien qu'il se disoit dans Paris que si la Reine accouchoit de deux Dauphins, comme on l'avoit prédit, ce seroit le comble du malheur de l'état ; l'Archevêque de Paris, qui fit venir ces devins, les fit renfermer tous les deux à Saint-Lazare, parceque le peuple en étoit ému, ce qui donna beaucoup à penser au Roi, à cause des troubles qu'il avoit lieu de craindre dans son état. Arriva ce qui avoit été prédit par les devins, soit que les constellations en eussent avertis les pâtres, soit que la providence voulût avertir Sa Majesté des malheurs qui pouvoient advenir à la France. Le Cardinal à qui le Roi, par un messager, avoit fait savoir cette prophétie, avoit répondu qu'il falloit s'en adviser, que la naissance de deux Dauphins, n'étoit pas une chose impossible, & que dans ce cas il falloit soigneusement cacher le second, parcequ'il pourroit à l'avenir, vouloir être Roi, combattre son frère pour soutenir une seconde ligue dans l'état, & régner.

» Le Roi étoit souffrant dans son incertitude, & la Reine qui pouffa des cris, nous fit craindre un second accouchement. Nous envoyasme quérir le Roi, qui pensa tomber à la renverse, pressantant qu'il alloit être père de deux Dauphins ; il dit à Monseigneur l'Evesque de Meaux, qu'il avoit prié de secourir la Reine, ne quittez pas mon épouse, jusqu'à ce qu'elle soit délivrée, j'en ai une inquiétude mortelle. Incontinent après, il nous assembla l'Evesque de Meaux, le Chaucelier [sic], le sieur Honorat, la dame Peronette, sage-femme, & moi, & il nous dit en présence de la Reine, afin qu'elle put l'entendre, que nous en répondrions sur notre tête, si nous publions la naissance d'un second Dauphin, & qu'il vouloit que sa naissance fut un secret de l'état, pour prévenir les malheurs, qui pourroient arriver, la loi salique ne déclarant rien sur l'héritage du Royaume, en cas de naissance de deux fils aînés des Rois.

» Ce qui avoit été prédit arriva ; & la Reine accoucha pendant le souper du Roi, d'un Dauphin, plus mignard & plus beau que le premier; qui ne cessa de se plaindre & de crier, comme s'il eût déjà esprouvé du regret d'entrer dans la vie, où il auroit ensuite tant de souffrances à endurer. Le Chancelier dressa le procès-verbal de cette merveilleuse naissance, unique en notre histoire. Ensuite S. M. ne trouva pas bien fait le premier procès-verbal, ce qui fit qu'elle le brusla en notre présence, & ordonna de le refaire plusieurs fois, jusqu'à ce que S. M. le trouva de son gré, quoi que pût remontrer M. l'Aumosnier qui soutenoit que S. M. ne pouvoit cacher la naissance d'un Prince, à quoi le Roi respondit qu'il y avoit en cela une raison d'estat.

» Ensuite le Roi nous dit de signer notre serment. Le Chancelier le signa d'abord. Puis M. l'Aumosnier, puis le Confesseur de la Reyne & je signay après. Le serment fût signé aussi par le chirurgien & par la sage-femme qui avoit délivré la Reyne, & le Roy attacha cette piece au procès-verbal qu'il emporta & dont je n'ay jamais ouy parler. Je me souviens que S. M. s'entretint avec le Chancelier sur la formule de ce serment & qu'il parla long-tems fort bas de M. le Cardinal, après quoi la sage-femme fut chargée de l'enfant dernier né, & comme on a craint qu'elle parlât trop sur sa naissance, elle m'a dit qu'on l'avoit souvent menacée de la faire mourir, si elle venoit à parler, on nous défendit même de jamais parler de cet enfant entre nous qui estions les témoins de sa naissance.

» Pas un de nous n'a encore violé son ferment ; car S. M. ne craignoit rien tant après elle que la guerre civile, que ces deux enfants, nés ensemble, pouvoit susciter, & le cardinal l'entretint toujours dans cette crainte quand il s'empara ensuite de la surintendance de l'éducation de cet enfant ; le Roi nous ordonna aussi de bien examiner ce malheureux Prince qui avoit une verrue au-dessus du coude gauche, une tasche jeaunâtre [sic] à son col du côté droit, & une plus petite verrue au gras de a cuisse droite, parceque S. M. en cas de décès du premier né, entendoit & avec raison, mettre en sa place, l'enfant royal qu'il alloit nous donner en garde, pourquoi il requit notre scein du procès-verbal, qu'il fit celler d'un petit sceau royal en notre présence, & nous le signames selon l'ordre de Sa Majesté, & après elle, & pour ce qu'il en fut des bergers qui avoient prophétisés sa naissance, jamais je n'ai pu en entendre parler, mais aussi je ne m'en suis enquis; Monsieur le Cardinal, qui prit soin de cet enfant mistérieux, aura pu les dépayser.

» Pour ce qui est de l'enfant du second Prince, la dame Peronnette en fit comme d'un enfant sien d'abord, mais qui passa pour le fils bastard de quelque grand Seigneur du tems, parcequ'on reconnut, aux soins qu'elle en prenoit & aux dépenses qu'elle faisoit, que c'étoit un fils riche & chéri, encore qu'il fut désavoué. Quand le Prince fut un peu grand, Monsieur le Cardinal Mazarin, qui fut chargé de son éducation après Monsieur le Cardinal de Richelieu, me le fit bailler pour l'instruire & l'élever comme l'enfant d'un Roi, mais en secret : La dame Peronnette lui continua ses offices jusqu'à la mort, avec attachement d'elle à lui & de lui à elle, encore davantage, le Prince a été instruit en ma maison en Bourgogne, avec tout le soin qui est deu à un fils de Roy & frère de Roy.

» J'ai eu de fréquentes conversations avec la Reyne mère, pendant les troubles de la France, & S. M. me parut craindre que si jamais la naissance de cet enfant étoit connue du vivant de son frère le jeune Roi, quelques mécontens n'en prissent raison de se révolter, parceque plusieurs médecins pensent que le dernier né de deux enfans jumeaux, est le premier conçu, & par conséquent qu'il est Roy de droit, tandis que ce sentiment n'est pas reconnu par d'autres de cet estat.

» Cette crainte néanmoins, ne put jamais engager la Reyne à détruire les preuves par écrit de sa naissance; parce qu'en cas d'événement & de mort du jeune Roi, elle entendoit faire reconnoître son frère, quoiqu'elle eût un autre enfant ; elle m'a souvent dit qu'elle conservoit avec soin ces preuves dans sa cassette.

» J'ai donné au Prince infortuné toute l'éducation que je voudrois qu'on me donnât à moi même, & les fils des Princes avoués, n'en ont pas eu une meilleure. Tout ce que j'ai à me reprocher, c'est d'avoir fait le malheur du Prince, quoique sans le vouloir ; car comme il avoit à 19 ans une envie étrange de savoir qui il étoit, & comme il voyoit en moi la résolution de le lui taire, me montrant à lui plus ferme quand il m'accabloit de prières, il résolut dès-lors de cacher sa curiosité, & de me faire accroire qu'il étoit mon fils, né d'amour illégitime ; je lui dis souvent là-dessus quand nous étions seul & qu'il m'appelloit son père, qu'il se trompoit ; mais je ne lui combattois plus ce sentiment, qu'il affectoit peut-être pour me faire parler, luy laissant à croire, moi, qu'il étoit mon fils ; & lui se reposant là-dessus, mais cherchant des moyens de découvrir qui il estoit; deux ans s'estoient écoulés, quand une malheureuse imprudence de ma part, de quoy j'ay bien à me reprocher, lui fit découvrir ce mystère. Il savoit que le Roy m'envoyoit souvent des messagers, & j'eus le malheur de laisser dans ma cassette des lettres de la Reyne & des Cardinaux, il lut une partie & devina l'autre, par sa pénétration ordinaire, & il m'a avoué dans la suite, qu'il avoit enlevé la lettre la plus expressive, & la plus marquante sur sa naissance.

» Je me souviens qu'une habitude hargneuse & brutale succéda à son amitié & à son respect pour moi, dans lequel je l'avois élevé; mais je ne pus d'abord reconnoître la cause de ce changement; car je ne me suis advisé jamais comment il avoit fouillé dans ma cassette, & jamais il n'a voulu m'en advouer les moyens, soit qu'il ait été aidé par quelques ouvriers, qu'il n'a pas voulu faire connoître, ou qu'il ait eu d'autres moyens.

» It commit cependant un jour l'imprudence de me demander le portrait du feu Roi Louis XIII, & du Roi régnant, je lui répondis qu'on en avoit de si mauvais, que j'attendois qu'un ouvrier en eut fait de meilleur pour les avoir chez moi.

» Cette response qui ne le satisfit pas, fut suivie de la demande d'aller à Dijon; j'ai su dans la suite que c'estoit pour y aller voir un portrait du Roy, & partir pour la Cour, qui estoit à S. Jean de Luz, à cause du mariage avec l'Infante, & pour s'y mettre en parallele avec son frère, & voir s'il en avoit la ressemblance ; j'eus connoissance d'un projet de voyage de sa part & je ne le quittay plus.

» Le jeune Prince alors étoit beau comme l'amour, & l'amour l'avoit aussi très-bien servi, pour avoir un portrait de son frère, car depuis quelques mois, une jeune gouvernante de la maison, estoit de son goût & il la caressa si bien & la contenta de même, que malgré la défense à tous les domestiques de ne rien lui donner que par ma permission, elle lui donna un portrait du Roi, le malheureux Prince se reconnut, & il le pouvoit bien, puisqu'un portrait pouvoit servir à l'un & à l'autre, & cette vue le mit en une telle fureur, qu'il vint à moi en me disant : voilà mon frère, & voilà qui je suis, en me montrant une lettre du Cardinal Mazarin, qu'il m'avoit volée ; la scène fut telle dans la maison. La crainte de voir le Prince s'échapper & accourir au mariage du Roi, me fit craindre un pareil événement ; je dépêchai un messager au Roy, pour l'informer de l'ouverture de ma cassette & du besoin de nouvelles instructions, le Roy fit envoyer ses ordres par le Cardinal, qui furent de nous renfermer tous les deux, jusqu'à des ordres nouveaux, & lui faire entendre que sa prétention étoit la cause de notre malheur commun ; j'ai souffert avec lui dans notre prison, jusqu'au moment que je crois que l'arrêt de partir de ce monde est prononcé par mon juge d'enhaut, & je ne puis refuser à la tranquillité de mon ame ni à mon eslève, une espèce de déclaration qui lui indiqueroit les moyens de sortir de l'estat ignominieux où il est, si le Roi venoit à mourir sans enfans, un serment forcé peut-il obliger au secret sur des anecdotes incryoables [sic], qu'il est nécessaire de laisser à la postérité ? »

Voilà le mémoire historique communiqué au maréchal de Richelieu par la fille du régent dont il étoit aimé, & qui avoit été confié à cette Princesse pour 24 heures seulement ; ce mémoire avoit selon toute apparence été trouvé dans le cabinet de Louis XIV, à la mort du Monarque qui devoit le tenir de Mazarin. Et le duc d'Orléans, en qualité de régent, en étoit devenu lé dépositaire.

La lecture de ce mémoire fait naître des réflexions assez importantes. On demandera pourquoi il n'est pas signé ? On désireroit savoir le nom de celui qui précéda Saint Mars dans l'emploi de gouverneur. On seroit curieux d'apprendre quel est le château de la Bourgogne où fut élevé le jeune Prince ; on finira par objecter que ce mémoire ne prouve pas que ce jeune Prince fut le même prisonnier, que celui qui nous est connu sous le nom de Masque de fer. Mais tous les faits conviennent si bien à ce personnage mystérieux dont on a plusieurs anecdotes, qu'ils semblent remplir la grande lacune de ses mémoires, & nous en faire connoître le commencement.

Je ne parlerai pas des hypothèses imaginées par cinq ou six écrivains, pour prouver l'un, que c'étoit M. de Beaufort, l'autre le duc de Montmouth, d'autres le comte de Vermandois, &c. Pour détruire ces systêmes, il me suffira de citer la mort de M. de Chamillard, ministre, & le dernier mort des personnes qui ont été dans la confidence. Son gendre, le maréchal de la Feuillade, lui demandant à l'heure de la mort qui étoit l'homme au Masque de fer, Chamillard se refusa à sa prière, en lui disant que c'étoit le secret de l'état. Or, dans aucune des hypothèses avancées par les différens auteurs qui ont écrit sur cette matière, il est évident que ce secret n'étoit nullement le secret de l'état.

Le père Griffet, jésuite & confesseur de la Bastille, nous a conservé les deux procès-verbaux d'entrée & de sortie du prisonnier à la Bastille ; il y fut conduit le 8 septembre 1698, il fut mis en attendant la nuit dans la tour de la basinière, & à 9 heures du soir dans la tour de la bertaudière ; il y mourut & M. Dujonca, lieutenant de Roi, enregistra fa mort en ces termes :

« Du lundi 19 novembre 1703, le prisonnier inconnu que M. de Saint-Mars avoit amené avec lui s'étant trouvé hier un peu plus mal, en sortant de la Messe, est mort aujourd'hui sur les 10 heures du soir sans avoir eu une grande maladie, il ne se peut pas moins. M. Guiraut notre aumônier, le confessa hier, surpris de la mort, il n'a pu recevoir ses Sacremens, & notre aumônier l'a exhorté un moment avant que de mourir.

Il fut enterré le mardi 20 novembre au cimetière de Saint-Paul ; l'enterrement coûta 40 livres; voici l'extrait des registres.

« L'an 1703, le 17 novembre, Marchialy, âgé de 45 ans ou environ, est décédé dans la Bastille, duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de Saint-Paul sa paroisse, en présence de M. Rosarges, major, & de M. Reilh, chirurgien major de la Bastille, qui ont signé. »

On voit qu'on lui avoit donné un nom étranger, & qu'on avoit eu soin de déguiser son âge. Après sa mort on eut ordre de brûler tout ce qui avoit servi à son usage, linges, habits, matelats, couvertures, jusques aux portes de sa prison, le bois de lit & ses chaises, son couvert d'argent fut fondu, & l'on fit regratter & blanchir les murailles. On poussa la précaution au point d'en défaire les carreaux, dans la crainte sans doute qu'il n'eût caché quelque billet, ou tracé des caractères qui eussent pu le faire connoître.

L'ordre étoit donné de le tuer, s'il disoit qui il étoit, & de tuer ceux à qui il en feroit la confidence, en conséquence, quand il alloit à la Messe, il étoit toujours escorté de deux soldats, dont les fusils étoient chargés à balle, & à qui cette consigne étoit rigoureusement donnée.

Il résulte de tout ce qu'on vient de lire, que ce prisonnier étoit un très-grand personnage; que s'il eût été vu, il auroit été reconnu, & qu'il y avoit un grand mal à cela; qu'il nourrissoit dans lui-même le désir de de faire connoître, plutôt que le désir de s'évader ; qu'aucun Prince n'ayant disparu en France à la mort de Mazarin, le Masque ne pouvoit être qu'un personnage inconnu ; jusqu'alors il résulte encore, & ces remarques sont bien plus frappantes que par-tout où se trouva ce personnage, il lui fut ordonné de cacher sa figure.

L'aspect de son visage pouvoit donc, dans tous les lieux de la France, dévoiler le secret de l'état, & le danger étoit si grand, qu'il fut ordonné après sa mort & avant son enterrement, de lui balafrer la figure.

Il y avoit donc en France une tête remarquable comparable à celle du prisonnier & sa contemporaine. Quelle pouvoit être cette tête ? hors celle de Louis XIV son frère jumeau ; le secret de l'état, ou plutôt le crime de Louis XIV, paroît donc bien avéré ; l'ordre d'assassiner de sang froid un si grand Prince, s'il dévoiloit son secret, est un trait de barbarie & de férocité qu'on conçoit à peine, mais dont on ne peut douter, que le temps en découvrira peut-être un jour des preuves authentiques ; elles serviront à rendre plus chère aux Français la mémoire de cet intéressant prisonnier, & à faire haïr davantage les ordres arbitraires des ministres & des tyrans.

Après avoir parlé du Masque de fer, je dirai un mot de la Tragédie dont il est le héros, & que le public a honoré de ses applaudissemens ; on m'a accusé d'avoir avili la mémoire de Louis XIV ; si c'étoit ici le lieu d'une dissertation je prouverois peut-être, que j'ai beaucoup adouci son caractère. Ce despote qui peupla & repeupla la Bastille, qui à lui seul y envoya plus de prisonniers que tous les Rois ses prédécesseurs ensemble ; qui pour la seule affaire de la bulle, donna plus de deux mille lettres de cachet, doit me savoir gré de lui avoir prêté des combats qu'il n'a peut-être pas soutenus, & d'avoir mis sur le compte de Louvois le plus odieux de l'aventure.

Je sens combien on peut reprocher de défaut à mon Ouvrage, & combien il peut prêter aux critiques, j'en profiterai avec reconnoisance, je conviens surtout de la négligence avec laquelle il est écrit, mais occupé de l'intérêt que devoit inspirer mon principal personnage, je n'ai vu que ses vertus & ses malheurs, & j'ai mis peu de soin à parer des charmes de la poésie des discours, où j'ai cru qu'il suffisoit de mettre du naturel & de la vérité, & si j'ai vu répandre des larmes à la représentation, je ne les ai jamais attribués [sic] qu'à la situation du prisonnier, & aux talens des acteurs qui en ont joué le rôle intéressant.

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AVIS.

Messieurs les Directeurs de Province, qui voudroient jouer cette Pièce ainsi que les suivantes : la Feuille des Bénéfices ; Voltaire à Romilly ; la Journée de Henri IV ; les Solitaires Anglais ; Henriot & Boulotte, parodie de Henri VIII ; Nicodême de retour du Soleil, &c. &c. Pièces représentées avec beaucoup de succès sur le Théâtre de Molière, rue Saint-Martin, pourront s'adresser à M. Boursault, Directeur de ce Spectacle, & seul propriétaire des Pièces ci-dessus.

Cet avis, largement publicitaire, figure dans les brochures des pièces jouées au théâtre de Molière par Boursault-Malherbe.

Mercure universel et correspondance nationale, tome 7, n° 212 du mercredi 28 septembre 1791, p. 446-447 :

[Le compte rendu publié dans le Mercure universel est assez complaisant. Il considère comme acquis que le Masque de fer est ce fameux frère jumeau de Louis XIV, sur la foi des Mémoires du maréchal de Richelieu et il en fait le modèle des victimes de l'absolutisme. Il met l'accent sur des moments de l'intrigue, la rencontre de Louis XIV avec son frère, le rôle pervers de Louvois, l'horreur de l'emprisonnement à la Bastille avec son ami Chamillard, victime collatérale de l'obstination royale. L'article s'achève sur la morale à tirer de la pièce : elle doit « faire haïr les crimes des rois ». Il fallait bien du mérite pour choisir un sujet aussi fort, mais ce mérite est encore plus grand du fait de la réussite de la pièce, si on excepte quelques longueurs au début et quelques maladresses de style, qui ne doivent pas occulter la leçon que donne le Théâtre Molière quand d'autres théâtres font preuve « d'un misérable esprit d'engouement et de flatterie servile ». Le directeur du Théâtre Molière n'est pas nommé, mais il a dû apprécier un article aussi agréable pour son théâtre.]

Théatre de Moliere.

Quoi de plus touchant que les malheurs d'un prince auguste qui, frappé d'anathème et courbé en naissant sous la verge du despotisme, passa presque sa vie à être traîné de prison en prison, et qui finit enfin ses jours infortunés dans un cachot de cette forteresse célèbre, dont 1a destruction forme l’époque la plus chère et un des événemens les plus mémorables de l’empire Français.

L’homme au masque de fer cesse d’être un problème. Les mémoires du maréchal de Richelieu nous apprennent qu’il est fils de Louis XIII et d'Anne d'Autriche, et frère jumeau de Louis XIV.

C'est ce sujet intéressant que M. le Grand vient de traiter et de donner au théâtre de Molière, sous le titre de l'homme au Masque de Fer, ou les Frères Jumeaux, tragédie en 5 actes et en vers. Deux représentations paroissent avoir assuré son succès.

L'homme au Masque de Fer, après une longue captivité, est transporté au Louvre ; Louvois révèle à Louis XIV le secret de sa naissance ; le roi consent à le voir ; la peinture des maux que souffre le prisonnier, le malheur qu’il a de ne connoître ni père, ni mère, ni frère, paroissent toucher Louis XIV, qui se jette dans les bras de son frère. Mais bientôt la politique, l'affreuse politique étouffe la voix de la nature, les conseils perfides de Louvois achèvent d'endurcir le roi, et malgré les prières de la marquise de Maintenon, et de Chamillard, ami du prisonnier, le malheureux frère est replongé dans les cachots, et on lui remet ce masque, monument trop célèbre de l’industrie comme de la cruauté des hommes. Cependant Louis XIV vient à la Bastille, mais son cœur est inacessible [sic] à la pitié, il quitte son frère pour se replonger dans les délices de la cour, tandis qu’il le laisse en proie aux horreurs d’une prison, n’ayant pour consolation que son ami Chammillard, qui est également renfermé à la Bastille pour prix de ses services :

« Sur la tombe des rois, règne la vérité ».

La scène où l'homme au Masque de Fer surprend Chamillard au genoux [sic] de Louvois pour lui demander la grâce du prisonnier, est d'un bel effet.

        « St. Mart au genoux de Louvois !
» Ah je sens que je suis au séjour des rois,
» Le crime est menaçant, la vertu suppliante ».

Il est peu de sujets plus propre à faire haïr les crimes des rois, et plus à l’ordre du jour. C’est déjà un mérite de l’avoir choisi, c’en est un plus grand d’y avoir réussi : on pourroit trouver quelques longueurs dans les premiers actes, et un peu de foiblesse dans le style ; mais ces défauts sont rachetés par la leçon qui résulte de l'ouvrage ; leçon qu’on ne sauroit trop méditer, et qui fait honneur au théâtre de Moliere, que nous désirons voir préservé d'un misérable esprit d’engouement et de flatterie servile, dont plusieurs théâtres ne craignent pas de se souiller.

Almanach général des spectacles de Paris et de la province pour l'année 1792, p. 262-263 :

[La pièce de Le Grand est inférieure à tout ce qu'on a fait sur ce fameux Masque de fer, même la récente pantomime d'Audinot... Le critique met violemment en cause Boursault-Malherbe, comédien et constructeur du théâtre de Molière, accusé d'être un charlatan, comparé à un marchand d'orviétan, et d'usurper le qualificatif de patriote. Par contre, il a construit une fort belle salle, à qui le critique ne reproche que de ne pas avoir de spectateurs.]

Louis XIV et le Masque de Fer. Pièce qui aurait dû au moins intéresser par le sujet ; mais la manière dont il est traité est si inférieure au sujet, qu'elle le fait totalement oublier. Il faut être bien maladroit pour ôter tout l'intérêt d'une pièce par la manière dont on la travaille. Le Masque de Fer d'Audinot et tout ce qu'on a écrit sur cette époque, si mémorable et si incertaine de l'Histoire de France, est infiniment préférable à la pièce du Théâtre de Molière. Celle-ci, en outre, a le travers de laisser voir un but trop marqué, qui ne tendrait à rien moins qu'à tout bouleverser. Mais ces conséquences-là pour M. Boursault-Malherbe , sont toujours sans conséquence ; c'est-là son moindre défaut. Le temps de la justice viendra, sans doute, et les charlatans Dramatiques, qui vont s'extasier tous les jours dans les allées du Palais-Royal sur le mérite insigne de leur entreprise incomparable ; recevront le prix de leur glorieux travaux. M. Boursault-Malherbe ressemble à ces opérateurs qui veulent inspirer de la confiance, à force de vanter leur orviétan ; ils font d'abord quelques dupes ; mais ceux-ci avertissent les autres, tant qu'à la fin le rideau se baisse et la farce est jouée. Ce n'est pas tout de faire le beau-fils ; il faut encore ne pas duper son monde. Pour Dieu ! M. Malherbe le Patriote ! permettez-nous de ne pas croire à vos reliques ; ou bien renoncez à nous donner des drogues.

P. S. Nous passons sous silence plusieurs autres excellentes progénitures des cerveaux turbulents de la démagogie. On peut les aller juger au Spectacle de Molière, où l'on est sûr de trouver des places à toute heure.

La Salle est d'un très-joli goût ; et les loges sont ornées de glaces qui, réfléchissant les bons patriotes sur les braves citoyennes, doublent ainsi le prix du patriotisme. Le malheur veut que ces glaces, les trois quarts du temps, ne réfléchissent que des glaces.

D'après la base César, la pièce, œuvre de Jérôme Le Grand, a été jouée 28 fois du 24 septembre 1791 au 10 mars 1792, au Théâtre Molière.

Elle est encore représentée en 1808 à Gand : une représentation au bénéfice de M. Duprat, le 21 décembre 1808, est annoncée lz 19 décembre (Journal du commerce, compte rendus et programmes du Théâtre de Gand).

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